Individualisme anarchiste et féminisme à la « Belle Époque »

Les liens entre le mouvement anarchiste et le mouvement féministe sont loin d’avoir été toujours très clairs. Tout commence, mal, avec Proudhon et son fameux « ménagère ou courtisane ». Puis, avant la Première Guerre, alors que le mouvement féministe prend de l’ampleur, les anarchistes critiquent et rejettent les revendications concernant le droit de vote ou l’accès à des professions libérales pour les femmes. La liberté n’est pas quelque chose que l’on doit recevoir, il s’agit de la prendre.

C’est donc des démarches nettement plus pratiques que les anarchistes vont privilégier, comme le montre leur engagement dans la propagande néo-malthusienne. Défiant l’héritage même de Malthus qui se transforme en « encouragement au péché et à l’agitation sociale » [1], ces derniers diffusent idées sur la réduction des naissances — facteur d’émancipation individuelle — et moyens pratiques de contraception ou pour avorter, corollaires indispensables à la libération sexuelle. C’est ainsi que se forment des ponts entre le mouvement anarchiste et des féministes comme Madeleine Pelletier ou Nelly Roussel [2]. Mais c’est également par ce biais que s’accentue la division avec le mouvement féministe dans son ensemble. En effet, la majeure partie des féministes tombe d’accord sur le contrôle des naissances, mais s’oppose à l’avortement et même à la contraception. Ces pratiques rendent les femmes impures et trop semblables aux prostituées. Elles préfèrent célébrer la maternité que le libre épanouissement sexuel.

Au contraire, du côté des anarchistes, la question sexuelle est tout à fait centrale, et c’est souvent par elle que se pose la question de l’émancipation de la femme : la femme ne pourra donner libre cours à ses désirs que si elle n’est plus à la merci de son mari, compagnon ou amant. Les compagnons prônent l’amour libre, pratiquent plus généralement l’union libre. Les compagnes sont loin d’être toutes acquises à ces idées. Il faut bien reconnaître que la plupart des couples sont « demi-anarchistes ». Certains s’en contentent, comme le souligne Sophia Zaïkovska, une anarchiste individualiste et féministe : « L’émancipation de la femme est, selon moi, très mal posée chez les anarchistes. La femme n’est guère envisagée que comme épouse ou amante, que comme complément de l’homme et incapable de vivre sa vie pour et par elle-même. [3] » D’autres reconnaissent alors la nécessité de l’émancipation de la femme. Aux anarchistes se pose le même problème qu’aux républicains quelques années auparavant : Jules Ferry voulait donner des compagnes républicaines aux hommes républicains, seul moyen d’éviter le divorce entre la femme croyante et le mari libre penseur (Les filles auront alors accès à un enseignement secondaire mais qui n’a ni la durée ni l’ampleur des vues de son équivalent masculin). Il est clair que les femmes sont également des compagnes (possibles obstacles à la lutte ou dangers de démobilisation), des mères (les appels antimilitaristes faisant appel au sentiment des mères sont nombreux dans les écrits anarchistes) et des éducatrices.

Les quelques femmes anarchistes ne s’arrêtent cependant pas à ces considérations virocentriques, basées sur le « manque de femmes » dans les milieux anarchistes. Des discussions émergent au sein des journaux sur le partage de la responsabilité vis-à-vis de l’enfant ou des tâches ménagères. On recherche la coéducation (la mixité) pour les enfants dès leur plus jeune âge, ce qui doit permettre une meilleure entente hommes-femmes, en partie au niveau sexuel.

Et s’il est rarement possible d’identifier les femmes autrement que par leur compagnon, quelques-unes sortent de l’anonymat par leurs écrits, leur participation à des conférences, ou leurs habitudes de vie. Quelques oubliées (notamment par le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier) et qui sont pourtant, encore aujourd’hui, plutôt étonnantes…

Il apparaît que la presse représentant la tendance individualiste, L’Ère nouvelle, L’Anarchie ou La Vie anarchiste, a été créée puis gérée par des couples plus que par un homme : au côté d’E. Armand, on trouve Marie Kügel [4], au côté de Libertad, Anna Mahé (et quelques années plus tard Rirette Maitrejean avec Victor Serge) et au côté de Georges Butaud, Sophia Zaïkovska. Il n’est qu’à remarquer l’irritation qui perce dans certains rapports de police face à la prise en main de L’Anarchie par Anna Mahé pendant le séjour en prison de Libertad. De plus, de nombreuses femmes écrivent des articles dans ces périodiques, ou du moins sont incitées à le faire. Et les réflexions se développent quant aux moyens de favoriser l’émancipation économique de la femme. Quant à l’émancipation sexuelle, on apprend que Sophia Zaïkovska vécut un « amour plural » tout à fait heureux, ou simplement que les anarchistes, après mariage, avaient souvent plusieurs compagnons dans leur vie, et ce contrairement aux normes sociales en vigueur. Ainsi, Émilie Lamotte, institutrice, artiste peintre, écrivant pour Le Libertaire ou L’anarchie eut au moins trois compagnons dans sa vie (elle pensait que la « constance » n’était pas une chose naturelle) ; Rirette Maitrejean qui après s’être mariée avec un illégaliste, fréquenta Mauricius, un individualiste, puis Kibaltchiche (plus connu par la suite sous le nom de Victor Serge). Ces femmes ont généralement dépassé les difficultés autour de l’entente sexuelle pour pouvoir se consacrer de manière plus intense à leur idéal anarchiste. Où l’on voit que l’idéal anarchiste engageait à une réflexion sur le mode de vie quotidien, à une pratique de la liberté plutôt que l’attente de sa reconnaissance sociale.

Il semble finalement, lorsqu’on observe les milieux individualistes que les femmes, aussi peu nombreuses soient-elles, vivaient alors une situation économique, morale ou sexuelle relativement égalitaire avec leurs compagnons. « Vivre en anarchiste », tel que le préconisait les individualistes ne pouvait se comprendre que comme émancipation de l’individu, sans distinction de sexe, même si l’on reconnaissait que la femme avait un plus long chemin à parcourir pour y parvenir.

On est alors enclin à penser plutôt à un décalage entre anarchisme et féminisme qu’à une insuffisance de l’un par rapport à l’autre ; le féminisme se concentrant sur les droits des femmes (ce qui en est la définition stricte), l’anarchisme sur une mise en pratique au quotidien. Pour finir, il est une chose qui surprend dans les textes de l’époque, dans la manière même dont les femmes s’adressent aux femmes et qui serait (est) fort mal vue aujourd’hui : ces femmes savent parfaitement que si elles ne se prennent pas en main, personne ne le fera pour elles, et qu’elles ne réaliseront pas leur émancipation en se posant constamment en victimes, en faisant appel à un ordre moral ou à la pitié.

    • Céline

[Archives du Monde Libertaire, juin 2003]


NOTES

[1] Francis Ronsin, La Grève des ventres : propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. XIXe-XXe siècles, Aubier, 1980, p. 31.

[2] Elle fut l’une des personnalités les plus en vue du féminisme radical et une oratrice active pour la propagande néo-malthusienne.

[3] S. Zaïkovska, « Le féminisme », La Vie anarchiste, 1er mai 1913, n° 12, reproduit dans « Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens, crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français », supplément à Invariance, Nexon, n° 9, 1994, p. 157.

[4] (1872 ?-1906) Compagne d’E. Armand avec qui elle fonda L’Ère nouvelle en 1901 et vécut sans doute de 1902 à 1906 « en-dehors de la morale ». Elle participa activement à la rédaction du journal auquel elle enjoignit les femmes de participer dès son premier article. Elle fit partie des 250 premiers sociétaires pour la constitution du milieu libre de Vaux, et la partie de la circulaire concernant le statut des femmes avait été rédigée par ses soins. Il semble qu’elle se préoccupa principalement de l’émancipation féminine, comme des réalisations pratiques de la « Cité future » (préoccupation essentielle du journal).